In memoriam Speranța Rădulescu (1949-2022). Seconde partie

In memoriam Speranța Rădulescu (1949-2022). Seconde partie

Dans un article consacré au fondateur de l’ethnomusicologie roumaine, Constantin Brăiloiu, Speranța Rădulescu se demandait comment il trouverait la Roumanie d’aujourd’hui (Rădulescu 2011 : 99-101). Ses réponses étaient assez amères : les paysans avaient presque cessé de chanter, préférant écouter et regarder à la télévision « les caricatures grotesques qui passent aujourd’hui pour du “folklore” ou même pour du “folklore authentique” » [1]. Les enregistrements audio et les fiches réalisés à l’époque par Brăiloiu et son équipe, minutieusement rassemblés dans les Archives du folklore, étaient devenus intouchables : « les fonds de l’Institut [de folklore] sont verrouillés avec sept cadenas, de peur qu’ils ne tombent entre les mains des musiciens et des chercheurs ». Enfin, les compositeurs roumains n’écoutaient plus les musiques paysannes, se contentant de leurs pâles reflets, les transcriptions sur la portée.

Lorsqu’elle imaginait Brăiloiu étonné par le fait que les membres de l’Union des compositeurs [2] appréciaient les « caricatures grotesques » et étaient indifférents au passé musical du pays, Speranța Rădulescu exprimait également sa propre indignation et sa déception. Décrivant Brăiloiu comme attristé et convaincu que « son travail en Roumanie a été vain », elle avouait sa désolation que son propre travail et celui de ses collègues ethnomusicologues aient été inutile. Cette désolation l’accompagnera tout au long de sa vie.

Mais – comme le dit Speranța et comme le remarque Mariana Hurjui-Său dans sa critique du dernier numéro – « le temps passe et les hommes changent, sous des formes et à des rythmes différents » (Rădulescu 2021 : 9 ; Hurjui-Său 2022 : 186). Les institutions changent également, car de nouvelles personnes entrent dans leurs rangs, avec une éducation, des valeurs et des lectures différentes de celles qui les ont précédées. Inévitablement, l’Union des compositeurs a également changé ces derniers temps.

Ce numéro et le précédent rassemblent les articles présentés dans la section « In memoriam Speranța Rădulescu » du symposium international de musicologie Musical Creation and Exegesis, organisé dans le cadre de la XXXIe édition de la Săptămâna Internațională a Muzicii Noi [Semaine internationale de la musique contemporaine], un festival organisé par l’Union des compositeurs et des musicologues de Roumanie. Je remercie Dan Dediu, le directeur du festival, et Olguța Lupu, la fondatrice et organisatrice du symposium, pour l’idée de créer cette section, pour l’appréciation qu’ils ont témoignée à Speranța Rădulescu et pour la confiance qu’ils m’ont accordée pour coordonner cette section. Je remercie également l’Université nationale de musique de Bucarest et la Fondation Alexandru Tzigara Samurcaș pour leur soutien à la promotion et au déroulement du symposium [3].

J’ai pensé que la rubrique « In memoriam » devait être non seulement un hommage scientifique, mais aussi un moment où les amis de Speranța pourraient lui dire au revoir. J’ai donc invité Bernard Lortat-Jacob, Laurent Aubert et Margaret Hiebert Beissinger, avec qui elle a travaillé pendant des années sur le terrain, elle a collaboré à des volumes scientifiques et à des anthologies de musique paysanne et a eu d’innombrables discussions sur la musique roumaine et étrangère ; Victor A. Stoichiță et Filippo Bonini Baraldi, qu’elle a conseillés pendant l’élaboration de leurs thèses de doctorat et qui sont aujourd’hui des ethnomusicologues en pleine maturité ; Zuzana Jurková et Ioan Haplea, qu’elle a souvent rencontrés lors de conférences internationales et dans des comités de doctorat en Roumanie ; Carmen A. Mateiescu – avec qui elle a travaillé côte à côte à l’Institut du folklore dans les années 1980 et avec qui elle a produit la série de disques documents Taraful tradițional românesc [Le taraf traditionnel roumain] – et Cécile Folschweiller, avec qui elle a travaillé sur son dernier livre, Regards sur la musique en Roumanie au XXe siècle (Rădulescu 2021, une édition révisée du Peisaje publiée en roumain en 2002). Leurs réponses d’acceptation sont arrivées immédiatement et ont été très émouvantes.

Dans ces deux numéros de Musicology Today, il m’a semblé opportun d’ajouter aux huit articles présentés lors du symposium [4] une recension de la version roumaine de Regards (Rădulescu 2022) et le dernier entretien avec Speranța Rădulescu, précédemment publié en roumain. Ce numéro comprend des articles de Filippo Bonini Baraldi, Victor A. Stoichiță, Carmen A. Mateiescu, Cécile Folschweiller et l’entretien d’Ana Diaconu.

Filippo Bonini Baraldi et Victor A. Stoichiță rendent hommage à Speranța Rădulescu en explorant deux thèmes qui lui sont chers : le premier, le rythme aksak aux temps élastiques que l’on trouve dans la plaine de Transylvanie ; le second, les enregistrements destinés à figurer sur les CD anthologiques de musique traditionnelle. Filippo Bonini Baraldi présente deux études de cas de la plaine de Transylvanie et du Pernambouc, dans lesquelles il utilise les technologies modernes – enregistrements en multipistes, capture de mouvement et algorithmes de détection automatique du onset – pour mettre en évidence les micro-variations temporelles associées à l’émotion dans la musique. Victor A. Stoichiță examine les enregistrements réalisés par Speranța Rădulescu et publiés dans la série Ethnophonie – en particulier ceux de la fanfare du village moldave Zece Prăjini – et réfléchit aux relations entre la musique d’une communauté, celle que l’ethnomusicologue choisit de présenter au public sur un CD et celle que les musiciens et les membres de la communauté aimeraient voir figurer sur un tel enregistrement.

Carmen A. Mateiescu et Cécile Folschweiller racontent leur rencontre scientifique et personnelle avec Speranța Rădulescu. Carmen A. Mateiescu dépeint Speranța dans sa prime jeunesse, désintéressée, hautement qualifiée professionnellement, travailleuse – comme elle l’est restée toute sa vie. Mateiescu révèle comment leurs projets communs à l’Institut de folklore – études sur la chanson lyrique, la série de disques vinyles consacrés à la musique de taraf etc. – ont vu le jour et se sont développés, et mentionne l’intérêt de Speranța pour Georges Enesco, l’analyse musicale, le structuralisme et la rhétorique.

La rencontre de Cécile Folschweiller avec Speranța Rădulescu a eu lieu, en revanche, vers la fin de la vie de cette dernière. Cécile Folschweiller montre l’utilité particulière du volume de Speranța, Regards sur la musique en Roumanie au XXe siècle, pour comprendre le paysage musical roumain et en particulier des questions telles que la distinction entre les musiques paysannes et celles folklorisées ou, encore, la définition de la musique tsigane.

Le numéro se termine par le dernier entretien de Speranța Rădulescu en avril 2021. Grâce à Ana Diaconu, nous avons l’occasion d’entendre Speranța elle-même parler des thèmes évoqués par ses collègues et amis dans ces deux numéros de Musicology Today : les disques de musiques orales de Roumanie, les liens avec les ethnomusicologues francophones, sa méthode de recherche, les Regards, la maudite musique folklorisée et sa grande estime pour les lăutari. Adieu, chère Speranța !

 

Costin Moisil
Version française de Ioana Tarbu

 

[1] Speranța Rădulescu fait ici référence à la musique chantée par des groupes folkloriques institutionnalisés, voire nationalisés (voir Monique Brandily, citée dans Rădulescu 2021 : 80), une musique développée pendant la période communiste (1945-1989) mais aussi extrêmement vivante dans la Roumanie contemporaine.

[2] L’Union des compositeurs et musicologues de Roumanie est le successeur de la Société des compositeurs roumains, fondée en 1920 par quelques jeunes compositeurs et présidée, naturellement, par George Enescu. Brăiloiu faisait partie des membres fondateurs et a été le moteur et le secrétaire de la société jusqu’à son départ du pays en 1943.

[3] Le programme du festival et la liste complète des organisateurs et des partenaires sont disponibles sur le site de l’Union des compositeurs et musicologues de Roumanie : https://ucmr.org.ro/TexteV2/SIMN%202022.pdf.

[4] L’article de Ioan Haplea est à paraître dans une autre revue.

 


 

Références

Hurjui-Său, Mariana
2022    Compte rendu du Peisaje muzicale în România secolului XX de Speranța Rădulescu, Musicology Today: Journal of the National University of Music Bucharest, 13/2 (50), 185-189.

Rădulescu, Speranța
2002    Peisaje muzicale în România secolului XX [Paysages musicaux dans la Roumanie du XXe siècle] (Bucarest : Editura Muzicală).
2011    « Un savant european al etnomuzicologiei » [Un savant européen de l’ethnomusicologie], Muzica [La Musique], 1, 98-101.
2021    Regards sur la musique en Roumanie au XXe siècle : Musiciens, musiques, institutions, trad. Cécile Folschweiller (Paris : L’Harmattan).
2022    Peisaje muzicale în România secolului XX [Paysages musicaux dans la Roumanie du XXe siècle], 2e éd. rév. (Bucarest : Editura Universității Naționale de Muzică București).

Download as PDF